Rodogune, princesse des Parthes, Pierre Corneille, 1645 - Extrait de l'acte V, scène 4

Rodogune, la tragédie préférée de Corneille, met en scène la rivalité de Cléopâtre, la reine de Syrie, et de Rodogune, la sœur du roi des Parthes. Cléopâtre déteste Rodogune et demande à ses fils de la tuer. Ils refusent et Cléopâtre décide alors de se venger d'eux. Après avoir poignardé le premier, nommé Séleucus, elle cherche à tuer le second, Antiochus, en empoisonnant le vin qu'il doit boire pour sceller son mariage avec Rodogune. Cette dernière cherche à mettre en garde Antiochus contre sa mère, mais il refuse de l'écouter.

ANTIOCHUS.

Non, je n’écoute rien ; et dans la mort d’un frère,
Je ne veux point juger entre vous et ma mère :
Assassinez un fils, massacrez un époux,
Je ne veux me garder ni d’elle ni de vous.
Suivons aveuglément ma triste destinée ;
Pour m’exposer à tout achevons l’hyménée.
Cher frère, c’est pour moi le chemin du trépas :
La main qui t’a percé ne m’épargnera pas ;
Je cherche à te rejoindre, et non à m’en défendre,
Et lui veux bien donner tout lieu de me surprendre :
Heureux si sa fureur, qui me prive de toi,
Se fait bientôt connaître en achevant sur moi,
Et si du ciel trop lent à la réduire en poudre,
Son crime redoublé peut arracher la foudre !
Donnez-moi…

RODOGUNE, l’empêchant de prendre la coupe.

Quoi ! Seigneur !

ANTIOCHUS.

Vous m’arrêtez en vain :
Donnez.

RODOGUNE.

Ah ! gardez-vous de l’une et l’autre main.
Cette coupe est suspecte, elle vient de la Reine ;
Craignez de toutes deux quelque secrète haine.

CLÉOPATRE.

Qui m’épargnait tantôt ose enfin m’accuser !

RODOGUNE.

De toutes deux, Madame, il doit tout refuser.
Je n’accuse personne, et vous tiens innocente ;
Mais il en faut sur l’heure une preuve évidente :
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois.
On ne peut craindre trop pour le salut des rois.
Donnez donc cette preuve ; et pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique.

CLÉOPATRE, prenant la coupe.

Je le ferai moi-même. Eh bien ! redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux ?
J’ai souffert cet outrage avecque patience.

ANTIOCHUS, prenant la coupe des mains de Cléopatre, après qu’elle a bu.

Pardonnez-lui, Madame, un peu de défiance :
Comme vous l’accusez, elle fait son effort
À rejeter sur vous l’horreur de cette mort ;
Et soit amour pour moi, soit adresse pour elle,
Ce soin la fait paraître un peu moins criminelle.
Pour moi, qui ne vois rien, dans le trouble où je suis,
Qu’un gouffre de malheurs, qu’un abîme d’ennuis,
Attendant qu’en plein jour ces vérités paraissent,
J’en laisse la vengeance aux Dieux qui les connaissent.
Et vais sans plus tarder…

RODOGUNE.

Seigneur, voyez ses yeux
Déjà tout égarés, troubles et furieux,
Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s’enfle. Ah ! bons Dieux ! quelle rage !
Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr !

ANTIOCHUS, rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre.

N’importe : elle est ma mère, il faut la secourir.

CLÉOPATRE.

Va, tu me veux en vain rappeler à la vie ;
Ma haine est trop fidèle, et m’a trop bien servie :
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi ;
C’est le seul déplaisir qu’en mourant je reçoi ;
Mais j’ai cette douceur, dedans cette disgrâce,
De ne voir point régner ma rivale en ma place.
Règne : de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t’ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi :
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu’horreur, que jalousie, et que confusion !
Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !

ANTIOCHUS.

Ah ! vivez, pour changer cette haine en amour !

CLÉOPATRE.

Je maudirais les dieux s’ils me rendaient le jour.
Qu’on m’emporte d’ici : je me meurs, Laonice.
Si tu veux m’obliger par un dernier service,
Après les vains efforts de mes inimitiés,
Sauve-moi de l’affront de tomber à leurs pieds.

(Elle s’en va, et Laonice l'aide à marcher.)

ORONTE.

Dans les justes rigueurs d’un sort si déplorable,
Seigneur, le juste ciel vous est bien favorable :
Il vous a préservé, sur le point de périr,
Du danger le plus grand que vous puissiez courir :
Et par un digne effet de ses faveurs puissantes,
La coupable est punie et vos mains innocentes.

ANTIOCHUS.

Oronte, je ne sais, dans son funeste sort,
Qui m’afflige le plus, ou sa vie, ou sa mort ;
L’une et l’autre a pour moi des malheurs sans exemple :
Plaignez mon infortune. Et vous, allez au temple
Y changer l’allégresse en un deuil sans pareil,
La pompe nuptiale en funèbre appareil ;
Et nous verrons après, par d’autres sacrifices,
Si les Dieux voudront être à nos vœux plus propices.

FIN DE LA PIÈCE. 


Rodogune, princesse des Parthes, Pierre Corneille, 1645, extrait de l'acte V, scène 4

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